Accueil  //  >> Au fil de l'eau  //  >> A travers l'histoire  //  >> M.Houtart : Gesves  //  >> Les ventes de la seigneurie - CHAPITRE XII

Nous avons quitté le seigneur de Gesves, René de Mozet, au moment où, désespérant de surmonter ses difficultés financières, il se résignait à vendre sa seigneu­rie. L'intermédiaire qu'il chargea de l'opération, son cousin Jean de Fumai, s'étant mis en quête d'un ache­teur aux premiers jours de 1642, aborda un haut fonc­tionnaire, riche et avide de titres seigneuriaux : Louis-François Verreycken.


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Nous avons quitté le seigneur de Gesves, René de Mozet, au moment où, désespérant de surmonter ses difficultés financières, il se résignait à vendre sa seigneu­rie. L'intermédiaire qu'il chargea de l'opération, son cousin Jean de Fumai, s'étant mis en quête d'un ache­teur aux premiers jours de 1642, aborda un haut fonc­tionnaire, riche et avide de titres seigneuriaux : Louis-François Verreycken. Fils et petits-fils de secrétaires d'Etat, issu d'une famille qui, depuis Charles-Quint, s'était distinguée dans le service civil et dans l'armée, Louis-François était premier secrétaire d'Etat et audien-cier du roi d'Espagne aux Pays-Bas, en même temps que membre du Conseil de Guerre. Sa mère, Louise Micault, fille d'un membre du Conseil privé, sa femme Anne-Marie de Busleyden, fille du bourgmestre de Bruxelles, appartenaient, comme lui-même, à l'aristocratie politi­que. Héritier de plusieurs seigneuries, il acquit en 1624, la terre de Bonlez, que le roi Philippe IV érigea en baronnie en 1643.
La seigneurie de Gesves, l'une des plus anciennes et importantes du comté de Namur, à laquelle était attaché le titre de chambellan héréditaire du comté (1), con­venait bien pour orner la parure de ce prestigieux personnage et le rusé Fumai ne manqua pas de s'en aviser. Il trouva moyen de s'introduire auprès de « Mon­sieur l'Audiencier » — c'était le titre qu'on donnait habituellement à Verreycken (2) - - et, se disant grand ami et d'ailleurs créancier du seigneur de Gesves, négocia l'affaire confiée à ses soins. Il obtint le prix de cent cinquante mille florins fixé dans l'acte dont il était porteur et, le 1er février 1642, devant le Souverain-Bail­liage de Namur, put déclarer comme son command messire Louis-François Verreycken, chevalier, seigneur de Sart, Bonlers, etc... Un fondé de pouvoirs de celui-ci reçut le transfert de propriété (3).
On savait que la plus grande partie du prix devait être absorbée par les créances hypothécaires. Les ven­deurs s'étaient engagés à ce donner état et spécification des charges et rentes affectées sur la dite terre, ensemble des arrérages, canons et dépens avec ratte de temps d'icelles rentes, qui seront à leur charge jusqu'au jour du présent contrat ». Ils garantissaient l'acheteur contre tous recours des créanciers hypothécaires, affectant à cette garantie leurs seigneuries et terres de Skeuvre, Ramelot, Filée et Bayaux.

L'officieux chevalier de Fumai fit agréer ses services pour la liquidation du passif hypothécaire, la fille aînée de Verreycken, Melle de Sart, devant surveiller les opé­rations. En deux ans, les cent cinquante mille florins disparurent dans le gouffre des dettes contractées par les derniers seigneurs de Gesves. On paya des arrérages en retard depuis cinq ans, des honoraires d'huissiers, les dettes criardes d'Hubert de Mozet, fils de René, 46 flo­rins pour les gages d'un soldat qui avait gardé le château de Gesves saisi par un créancier, 1.240 florins pour retirer du Mont-de-Piété le mobilier du ménage seigneu­rial; enfin le capital de diverses rentes. Le 18 avril 1643, René de Mozet et Marie de Marneffe approuvèrent un compte d'où résultait qu'une somme de 150.445 florins avait été payée par leur acheteur et employée « par leur ordre exprès » à payer des dettes (4).
Mais l'affaire était loin d'être terminée. En effet, bien que l'acheteur eut exécuté son engagement, il voyait encore venir des créanciers impayés qui s'en prenaient au domaine de Gesves. D'autre part, on lui contestait des parties de son acquisition. De quoi il pouvait conclure que, lors de la vente, on lui avait caché des créances et des rentes, comme aussi des droits, dis­cutés. Pour y voir clair et en finir, Verreycken sollicita du roi des lettres en vertu desquelles il pourrait appeler tous ceux qui prétendaient avoir quelque droit sur la seigneurie de Gesves, à comparaître devant le Conseil de Namur. Longue en était la liste ; Verreycken dira plus tard que « pour sauver sa terre de Gesves d'un grand nombre de rentes que le dit Fumai avait aidé à lui celer au temps du susdit achat, il a été contraint de lever à intérêt, plus de quatre-vingt mille florins de capital » et cela sans recours utile contre les vendeurs, qui étaient insolvables.
Le mandement du roi Philippe IV, donné à Malines le 23 décembre 1644, expose la situation : messire Louis-François Verreycken, chevalier, baron de Bonlez, a acquis la seigneurie de Gesves pour cent cinquante mille florins, qu'il a payés, en sorte que la raison veut qu'il jouisse de son dit achat paisiblement ; toutefois il se trouve inquiété par des créditeurs qui se disent hypo­thécaires. Suit l'énumération des soi-disant créanciers et des détenteurs de portions de la seigneurie. Le dispo­sitif du mandement ordonne d'ajourner tous ceux qui prétendent avoir des droits quelconques à comparaître par devant les juges auxquels la connaissance en appar­tient, pour voir déclarer les dites seigneuries purgées des droits et autres charges, moyennant consignation des deniers de l'achat; sauf à chacun de soutenir son droit en justice (5).
Il en résulta plusieurs procès, entre autres avec les Jésuites de Namur. Que l'on veuille bien se rappeler l'épisode tragi-comique du mariage d'Herman-Antoine de Marneffe avec Elisabeth Macs. La dot promise ne fut pas payée, mais le douaire de 1.500 florins que le futur avait souscrit fut réclamé et, après discussion, converti en une rente de 600 florins. Or, les héritiers d'Elisabeth Maes vendirent cette rente aux Jésuites de Namur, re­présentés par Jean de Renesse leur recteur (1629) (6). Créance contestable quant à sa cause juridique, les en­gagements du contrat de mariage n'ayant pas été exécutés de la part de la future. Au surplus, la rente substituée au douaire ne pouvait être que viagère. Mais Melle de Sart, contrairement à l'avis de Fumai, s'empressa de verser aux Jésuites 4.025 florins pour arrérages, puis une somme de 6.400 florins qui équivalait aux deux tiers du capital. Verreycken y ajouta même 300 florins pour le prix d'un vitrail destiné à la nouvelle église des Pères. Toutefois quand ceux-ci réclamèrent le dernier tiers, il regimba, plaida, si bien que le remboursement n'eut lieu que vingt ans plus tard (7).
Grevée d'innombrables hypothèques, la seigneurie avait été amputée de plusieurs parties, que cependant René de Mozet et son épouse comprirent expressément dans l'acte de vente. L'antique censé de pierre notam­ment était l'objet d'une double contestation. Anne de Marneffe, veuve d'Herman de Jamblinne, la réclamait en vertu du testament de son oncle Philippe de Mar­neffe; et d'autre part les créanciers de 388 florins de rentes hypothécaires se ruaient en même temps sur ce bien. Le Conseil de Namur l'adjugea aux Jamblinne, en écartant la thèse trop absolue qui faisait de Gesves un fief indivisible, mais à charge de payer des rentes qui dépassaient le montant du revenu. Ici encore, pour garder la terre, Verreycken dut solder les rentes; c'est le conseil que lui donnait sagement son avocat Charles de Monin (8).

Tandis que se déroulaient ces procès et combien d'au­tres, qui durèrent dix ans (9), que se passait-il à Gesves ?
Une situation nouvelle se dessinait, caractérisée par le fait que le seigneur du lieu se divisait, pour ainsi dire, en trois personnages :
D'abord le titulaire, Louis-François Verreycken, ba­ron de Bonlez. A cet important personnage, homme de la Cour et de la Ville, l'idée ne pouvait venir d'aller s'en­fermer dans un castel moyen-âgeux, resté tel qu'au XIVe siècle, et que ses derniers propriétaires, loin de l'amé­liorer, n'avaient guère entretenu, si bien que, à peine acheté, il fallut dépenser 800 florins pour le « raccomo-der» (10).
Dans ce triste séjour, le pauvre ménage Mozet s'at­tarda quelques mois. C'est là que, le 20 mai 1642, le contrat de vente lui fut signifié par condamnation volon­taire, selon la forme juridique de l'époque; là aussi que, le 31 mars 1643, René de Mozet et sa femme approuvè­rent, devant le notaire Zoude et le curé Gaspar, le compte de l'emploi des cent cinquante mille florins, d'où résultait à l'évidence qu'ils n'en toucheraient pas un liard (11). Marie de Marneffe est encore inscrite comme marraine dans le registre paroissial de Gesves en mai et en septembre 1642; son mari, pour comble de mal­heur, devenait aveugle. Leurs autres domaines, Skeuvre,  Ramelot, les censés de Filée et de Bayau ne suffirent pas pour couvrir la garantie qu'ils avaient donnée à leur acheteur. Sans biens, sans ressources, insolvables, ils tombèrent dans la misère. Réfugiés à Jallet (12), on dut les amener à Namur, en 1649, pour l'approbation d'un compte. Le voyage se fit en chariot avec des soldats de convoi, « considéré le péril des ennemis et des voleurs », le tout aux frais du baron de Bonlez, qui solda aussi la note de leurs dépens à l'hôtel du Heaume. Fumai fit encore appel à sa charité pour rhabiller Mozet, sa femme et sa fille, et leur mettre en main un peu d'argent, d'au­tant ce qu'ils étaient nus et mouraient de faim ». Durant le séjour, la fille tomba malade « d'ennui et de misère », et ce fut dix florins que le baron dut payer à un apothi­caire. Une autre fois, il leur remit de quoi payer au curé de Gesves la charge des obits de leur famille.
Le baron de Bonlez, absorbé par ses fonctions, avait chargé ses filles des affaires de Gesves, d'abord l'aînée, Louise dite Melle de Sart, qui mourut bientôt, ensuite Marie, qu'on appelait Mel'e de Bonlez (13). Pour lui, la possession d'une grande seigneurie telle que Gesves offrit l'occasion d'obtenir un second titre de baron. En effet, le 19 avril 1649, Philippe IV, reconnaissant la grande loyauté et bonnes qualités de son cher et féal messire Louis-François Verreycken, chevalier, baron de Bonlez, seigneur du Sart-sur-ie-Thil, Hammer, Impden, etc., membre du Conseil de guerre, ses longs services et ceux de ses ancêtres, nommément ceux de son père Louis Verreycken, ce employé aux plus importantes affai­res de la monarchie qui, de son temps, se sont présen­tées » de Pierre Verreycken, son oncle paternel, tué au siège d'Anvers, et de son frère Lambert Ver­reycken, tué en secourant Bois-le-Duc, pour toutes ces raisons et autres, créa Louis-François Verreycken baron de sa terre et seigneurie de Gesves. En même temps, le roi constituait toutes les parties de la terre de Gesves en un seul fief et baronnie, qui ne pourra être démembré par testaments ou autres contrats. Ordre est donné à tous de nommer dorénavant Louis-François Verreycken, ses hoirs et successeurs mâles et femelles, barons et baronesses (sic) de Gesves (14). Ainsi Verreycken fut consolé de tant de dépenses, de tracas et de procès !
La seconde personne et la plus active de la trinité seigneuriale était le chevalier Jean de Fumai (15), l'in­termédiaire qui avait négocié la vente. Pendant dix ans, de 1642 à la fin de 1651, il fut tout puissant. L'origine de ce pouvoir était la promesse de ce grandes récompenses » que Verreyken, fort friand de la prestigieuse seigneurie, lui avait faite au cours de la négociation. Pas de com­mission en espèces, pas même les deux pour cent habi­tuels en ces sortes d'affaires mais les avantages que voici : le droit d'avouerie, qui était compris dans l'en­semble des droits seigneuriaux, serait réservé au cheva­lier de Fumai avec tous les droits et prééminences anciennes. En même temps, le nouveau seigneur le priait de l'assister pour la conservation de ses droits, lui donnant pouvoir de faire à Gesves, en tout et partout, ce que lui-même y ferait s'il s'y trouvait en personne, notamment d'instituer les membres de la justice. Et Fumai de se qualifier dès lors « avoué héréditaire », ressuscitant, après quatre siècles, le personnage de Robert de Gesves, bien qu'il n'eut obtenu ce privilège qu'à titre viager (16).

Quant à la première partie de sa mission, il fournit à Me!le de Sart, le 8 mai 1643, un compte dont la balance était en sa faveur pour un montant de 16.875 florins. La fille de Verreycken donna son accord assez légèrement, et la créance qui en résultait au profit de Fumai fut con­vertie en un titre de rente dont le seigneur de Gesves paya les arrérages. Plus tard, le baron se plaindra en justice des inexactitudes de ce compte, mais au début rien ne troubla sa confiance en son agent.
Celui-ci résidait à Vilvorde et n'allait guère à Gesves, bien qu'il eut un appartement dans le château. De fré­quents voyages à Namur le mettaient à même de suivre les procès et de tenir la main haute sur le domaine. Comme intendant, il se montra dur, partial et, s'il faut en croire certaines plaintes, injuste et malhonnête. Tous los moyens d'action étant en son pouvoir, notamment les archives et le marteau à marquer les arbres pour l'abat­tage, il en usait sans scrupule (17).
Dès la première année (1642) on put apprécier sa méthode. Il eut soin d'abord de se faire des amis, asso­ciés à sa politique; tels les titulaires des charges commu­nales et les locataires des grandes fermes du domaine. A ceux-là tout était permis. Ainsi laissait-il le mayeur envoyer six cents moutons sur les pâturages communaux, dont beaucoup de malades qui infectèrent les vaches et les chevaux des autres manants.
En cette période troublée par les guerres, les impôts étaient lourds : Fumai trouva moyen d'en exonérer les grosses fermes du seigneur, qui auraient dû payer 60 livres, et de reporter cette charge sur l'ensemble des manants. Procédés analogues pour les logements de soldats. En 1643, lorsqu'on vendit une coupe qui pro­venait tant des bois communaux que de ceux du seigneur, il empocha tout le prix, laissant la commune  réclamer en vain sa part. Souvent, en ces temps d'in­sécurité, les habitants déposaient au château ce qu'ils voulaient soustraire au pillage : Fumai s'avisa d'exiger un patagon (trois francs) pour chaque coffre qu'on apportait et davantage suivant la dimension, refusant de rendre les dépôts tant qu'il n'avait pas touché l'argent. D'aucuns, dit-on, manquèrent la messe du dimanche, faute d'avoir pu reprendre leurs habits.
Il intentait des procès à tort et à travers, au point d'en soutenir plus de trente en même temps. Il plaidait contre ceux qui abattaient des arbres non marqués mais refusait de se dessaisir du marteau; contre ceux qui allaient chercher de la bière hors de la juridiction de Gesves mais la taverne du seigneur n'en livrait pas. Il ne payait pas les rentes dues au curé pour les anniversaires des sei­gneurs. Malgré une coutume immémoriale, il s'opposait à ce que le curé vint en procession dire la messe au château le jour de la Madeleine, patronne de la chapelle castrale. Au curé encore, il refusait l'accès du château pour y sauver ses grains. Pour comble, il fit payer deux fois à certains manants leurs cens et rentes annuels et réclama de la communauté l'usage de cinq cents bon-niers du bois communal et de quinze cents chênes. Enfin, faisant du château une hôtellerie, il encaissait le prix des chambres.
Tel était le tyranneau qui régnait à Gesves sous le nom du baron de Bonlez.

Mais avec le temps, la confiance du maître en son agent commença de fléchir. D'une part les plaintes de la population, d'autre part le fait de toujours payer sans jamais recevoir firent naître dans l'esprit du seigneur de Gesves le soupçon d'être volé.
Un premier signe de défiance apparaît en 1646 : Ver-reyken prétendit reprendre le titre d'avoué de Gesves et fit reconnaître par Fumai que le mandat qu'il avait reçu de gérer la seigneurie était révocable (18). En 1648, il confia la recette de Gesves au notaire Ernest Zoude, de Namur (19). Fumai, dès lors, ne cesse d'accuser Zoude des pires méfaits, d'autant plus que, sentant sa position ébranlée, il s'inquiétait des rapports que ferait le nou­veau receveur. « Comme j'ai entendu que Zoude vous est allé trouver -- écrivait-il au baron — je vous prie croire que c'est un menteur, qui n'a d'autre dessein que d'embrouiller tout à Gesves pour y faire son profit particulier... » (20).

Dans le labyrinthe juridique où s'agitaient les'affaires de Gesves, il fallait un homme de bon conseil et de pratique. Verreyken le trouva en la personne de Charles de Monin, échevin de Namur (21). Le choix était fait en 1649 et Fumai s'y résigne, bien que ce soit une nou­velle étape de sa disgrâce. « Je suis assez heureusement arrivé à Namur -- écrit-il le 4 juillet — et j'ai commu­niqué avec M. Monin et le mènerai à Gesves, afin de le mettre en possession du gouvernement ; je lui ai promis l'assister en tout ». L'essentiel pour lui était de conserver une fonction lucrative dont il avait grand besoin. Il ne cesse de solliciter pour son propre compte M6"" de Bonlez, plus accessible que son père. Un jour, il lui demande cent patagons pour payer le loyer de sa maison de Vilvorde, ce afin d'éviter le scandale d'une exécution » ; une autre fois elle lui verse 4.000 florins sur le capital de la rente dont il se prétendait créancier vis-à-vis du baron. Sentant la menace d'une rupture, il essaie de toucher le cœur de la jeune fille : « II n'y a que Dieu qui sait avec quelle affection je me suis entremêlé de vos affaires, espérant acquérir l'honneur de l'amitié de Monsieur votre père; mais plusieurs personnes tâchent de m'en disgracier... Je vous supplie de ne point avoir égard à ce qu'aucuns Pères Jésuites pourront susciter ; ce sera par colère, attendu le procès que je soutiens pour Monsieur votre père contr'eux » (22).
La méfiance de Verreycken à l'endroit de son agent alla s'exaspérant jusqu'à l'injustice. En était cause d'abord et surtout le dépit d'avoir fait, en acquérant Gesves, une très mauvaise affaire. Que ce sentiment retombât sur l'homme qui avait présenté l'opération et dissimulé certains risques, c'est tout naturel. Les con­tinuelles demandes d'argent que lui adressait Fumai, et que les recettes étaient loin de couvrir, irritaient le baron. Enfin, il ne pouvait admettre que, ayant tant et toujours payé, il fut encore débiteur envers son agent d'un capital de 16.875 florins.
C'était cela, en effet, qui ressortait des comptes remis à Melle de Sart, fille aînée de Verreycken, en 1643 et que celle-ci, décédée depuis, avait approuvés. Or, les intérêts de cette créance faisaient le plus clair des ressources de Fumai et des siens. Sa femme écrit à Melle de Bonlez en février 1651, une lettre suppliante pour obtenir paiement du canon échu, soit 1.054 florins; elle conte ses malheurs : « Son mari, en servant le baron, s'est fait quantité d'ennemis et abrège sa vie par le trouble que lui causent les faux rapports faits contre lui... Sa fille, séduite par un capitaine espagnol, l'a suivi de garnison en garnison jusqu'à mourir de ce régime... » De son côté, Fumai adjure Verreycken de le recevoir pour une demi-heure d'entretien.
Mais la décision du baron de Gesves était prise : le 18 janvier 1652, Louis-François Verreycken assigna Fumai devant le Conseil de Brabant (23) aux fins d'avoir compte de l'emploi des sommes lui confiées « en toute candeur et sincérité » pour payer le prix de son achat et décharger toutes rentes et autres charges et hypothè­ques. Il reprochait à son agent d'avoir réglé, sur le montant du prix, les dettes personnelles des Mozet père et fils et d'avoir porté en compte divers paiements indus. Fumai se défendit, appuyé sur le compte signé par Melle de Sart, et le procès traîna durant des années ; mais son règne à Gesves était terminé.
Le troisième membre du trio seigneurial dont nous avons parlé était le fermier du château. Jadis, au temps de Jean de Berlaymont, on avait connu un châtelain, qui fut Jean de Bellefroid (24). Sous les Verreycken, une position analogue appartint aux fermiers du château. A raison d'abord de leur résidence. La démolition de la censé de Coux, suite de la négligence des précédents seigneurs, eut pour conséquence que les fermiers de la plus grande exploitation du domaine n'eurent d'autre résidence que le château même. Aux termes d'un bail rédigé le 6 juillet 1644, le fermier aura pour habitation, dans le château, la cuisine avec les caves y attenantes, une « sallette » et une chambrette voisines, deux chambres au-dessus de la cuisine et de la sallette, une chambre à la farine et un grand grenier. Il devra avoir bonne garde aux édifices du château et de la basse-cour et serait responsable en cas d'incendie survenu par sa faute ou celle de ses domestiques. Il lui était enjoint de recevoir son seigneur et maître et ses envoyés, avec leurs servi­teurs et leurs chevaux ; en compensation de quoi il jouira des « vertes amendes », du tiers de toutes les autres et tiendra l'office de maïeur (25).
Ainsi logé et constitué en office, il faisait figure de vice-seigneur. Aussi cette avantageuse position fut-elle conférée à des gens supérieurs au commun des labou­reurs. Le premier fut Adrien Douflamme, qualifié « ho­norable homme» et bien allié (26). Après Douflamme, ce fut Jean Legrand, qui se rattachait à la famille noble de Ramelot et avait épousé Marie de Subastogne, fille du seigneur de Gramptinne (27). Ensuite, Antoine de Warnant résida au château durant dix ans (1651-1661) ; puis ce fut Hubert Marlair, fermier et en même temps régisseur ; ce dernier prit, dans les affaires de Gesves, une importance qui ne cessa point au départ des Ver-reycken.
Ces privilégiés, installés en lieu et place du seigneur et d'abord protégés par le tout-puissant Fumai, usaient largement de leurs avantages, au scandale des autres habitants. Ainsi, l'on reprochait à Douflamme d'avoir abattu des chênes dans la forêt communale pour les exporter, à Legrand de faire des coupes de taillis où bon lui semblait, à tous deux de prélever le double de leur chauffage.

Ce régime dura jusqu'au décès de Louis-François Verreycken (6 mai 1654) et se prolongea lorsque son fils, Pierre-Ignace, recueillit les baronnies de Bonlez et de Gesves (28). Et aussi continua le procès contre Jean de Fumai. La discussion portait, comme on sait, sur une balance de compte que la fille aînée de Verreycken, feu Mel>e de Sart, avait reconnue en faveur du chevalier et convertie en une obligation de 16.575 florins portant intérêts. Le baron de Gesves, contestant l'exactitude de ce compte, ne payait les intérêts, dont Fumai avait grand besoin, qu'en exigeant de celui-ci des cautions en vue d'une restitution éventuelle. Et cela dura des années, les deux parties se reprochant mutuellement de faire traîner le procès à dessein. Fumai écrit que le baron de Gesves « veut le faire crever lui et sa famille », en l'o­bligeant à fournir des cautions qu'il ne parvient pas à  trouver. Le baron répond que c'est Fumai qui chicane et embrouille, pour retarder une sentence qui l'obligera de payer, au lieu de toucher des intérêts.

Le premier baron de Gesves était mort depuis long­temps ; Fumai en était à la dix-huitième caution quand ses enfants s'avisèrent de demander au Conseil de Bra-bant l'autorisation de transiger. ce Leur père — disaient-ils — était engagé en divers procès dans lesquels se con­sumait leur patrimoine ; âgé de 84 ans, ils désirent le délivrer de ces disputes, afin que, en sa haute vieillesse, il puisse reposer ».
A regarder les choses de près, on s'aperçut que le grief le plus sérieux des Verreycken contre leur ancien inten­dant résidait dans le fait que, en leur proposant l'acqui­sition de Gesves, il avait caché une partie des charges. Pour en finir, les deux parties renoncèrent à toutes leurs exigences pécuniaires, le baron de Gesves se bornant à réclamer le ce chambellage » du comté de Namur, que Fumai s'était approprié (29) et la remise des documents relatifs à Gesves. L'accord fut homologué par le Grand Conseil le 5 septembre 1676.
Peu de temps après, dégoûté d'un domaine qui avait coûté tant d'argent et de tracas, assigné par le chapitre de Huy pour défaut de paiement de la rente de 40 muids, François-Ignace Verreycken, titré comte de Sart en 1674, résolut de se débarrasser de Gesves. L'opération devenait possible du fait qu'il avait remboursé les dernières créances qui restaient du lourd passif créé par les Marneffe, et que le morcellement du domaine avait cessé par le retour des censés de Coux et de Pierre, libérées d'hypothèques.
Le 30 août 1676, le comte de Sart adressait au sieur Zu-rendoncq, agent d'affaires dont il sollicitait l'interven­tion, une lettre où perçait son désir d'aboutir prompte-ment. « Vous ne sauriez — dit-il — obliger quelqu'un qui ait de plus vifs sentiments pour des bienfaits que moi . Quant à la seigneurie de Gesves « vous savez qu'elle est la première terre du comté de Namur, qui a été érigée en baronnie; qu'elle a ce beau et rare privilège de chasse; qu'elle est bien purgée (libre d'hypothèques) et nullement sujette à fidei-commis, substitution et autres fâcheries ». Puis, il fait l'inventaire des droits et revenus du domaine. Et pour finir cette précaution : « Je sou­haite que la chose se traite le plus secrètement qu'il sera possible... Si on s'adresse à mon maïeuf (Hubert Mar-lair) pour être informé de la terre, ses intérêts parti­culiers me le rendent suspect... » (30). Sur ce, l'agent d'affaires se mit en chasse.

A cette époque, l'industrie métallurgique, active dans le Namurois et le pays d'entre Sambre et Meuse, suscita une nouvelle couche de familles riches. Dans la région de Chimay, où de grands seigneurs, tels que le marquis de Trêlon (Albert de Mérode) et la duchesse de Wurtem­berg (Isabelle de Ligne-Arenberg) exploitaient des minières ou des forges, on voit surgir des industriels formés par ia gestion de ces entreprises, puis établis pour leur compte et parvenus à la fortune. De ce nombre étaient les Jacquis ou Jacquier (31), que l'on trouve à Rance et à Beaumont au milieu du XVIIe siècle, en pos­session d'une fabrique de fer et de quelques seigneuries telles que Pierrefontaine, Boutonville (commune de Bai-leux), Fontenelle-lez-WalcO'Urt. C'est de ce côté que s'orienta l'intermédiaire chargé par le comte de Sart de trouver un amateur pour la seigneurie de Gesves.
L'affaire n'alla pas si vite que trente-cinq ans plus tôt, lorsque l'opulent Verreycken avala d'un trait l'ha­meçon tendu par Jean de Fumai. On avait joint à Gesves la seigneurie de Ramelot, autre dépouille des derniers Marneffe, et de l'ensemble on demandait cent mille florins. Il fut question de plusieurs amateurs, entre autres de Jean de Gosée, maître de forges et seigneur de Balâtre ; mais celui auquel Zurendoncq donna la pré­férence fut Nicolas Jacquis, seigneur de Boutonville et propriétaire d'un fourneau à Rance. D'abord l'état de guerre entrava les négociations. « II sera quelque temps avant que nous en ayons réponse — écrit l'homme d'affaires — à cause du voisinage de l'armée de France qui l'empêchera de sortir de chez lui ». On savait qu'il était disposé à payer quatre-vingt mille florins. Mais cent mille ? ce Si on voit qu'il n'y a pas apparence de le faire venir là, on pourra relâcher quelque chose » (32). Le temps s'écoulant sans décision Zurendoncq écrit au comte de Sart « II me semble que le sr Jacquis est un froid marchand, puisqu'il n'a pas encore pris la peine d'aller voir la pièce... Je lui ai écrit hier pour me plaindre de sa lenteur et le prier d'en faire une fin » (33). La fin n'arriva que plusieurs mois après, et moyennant une sérieuse réduction du prix.
Par acte du 6 juillet 1677, messire Pierre-Ignace de Verreycken, chevalier de l'ordre militaire d'Alcantara, comte de Sart, baron de Bonlez, de Gesves, etc., vendit au sieur Nicolas Jacquis, seigneur de Boutonville, la terre et baronnie de Gesves et ses dépendances pour la somme de cinquante-cinq mille florins (34). Prix in­fime, si on le compare aux cent-cinquante mille florins payés en 1642 pour le même bien, chargé d'hypothèques au-dessus de sa valeur et contesté en plusieurs parties. Serait-ce que l'état de sa santé et de ses finances ne permirent pas au comte de Sart d'exiger plus et d'at­tendre ? Il mourut peu de temps après la conclusion de cette affaire (2 avril 1679) ; et l'on voit son fils, dans le courant de l'année suivante, insister auprès de l'acqué­reur pour obtenir des acomptes, bien que l'acte de vente eut fixé les dates du règlement. Plus tard, le jeune comte de Sart offrira à Nicolas Jacquier, moyennant dix mille florins, l'office de chambellan que son aïeul avait acquis de René de Mozet ; ce moyen de battre monnaie échoua (35). Quant au titre de baron, il ne pouvait, suivant la législation nobiliaire, accompagner la terre entre de nou­velles mains.
L'arrivée d'un nouveau seigneur ne modifia ni l'aspect du château, ni la vie sociale des habitants de Gesves. Il est vrai que Nicolas Jacquier résida dans la vieille demeure (36) ; mais il était célibataire et peu soucieux semble-t-il, d'employer à des dépenses somptuaires le produit de son industrie. Peu après sa prise de posses­sion, la conquête de Namur par l'armée de Louis XIV l'obligea de faire un nouvel acte de relief devant le prévôt de Poilvache établi par le roi de France (37).
Comme bien on pense, il eut des procès, sans toutefois posséder la manie chicanière d'un Jean de Fumai. En 1684, naquit un litige qui devait se prolonger et s'en­venimer entre le seigneur et l'ancien maïeur Hubert Marlair, que Jacquier n'avait pas maintenu en fonctions. Ce Marlair possédait une certaine instruction, comme en témoigne sa correspondance avec le comte de Sart dont il était régisseur ; il obtint la lieutenance du prévôt de Poilvache et dès lors, gonflé d'importance, suivit l'exemple de son prédécesseur Maximin de Hoyoux, se posant en rival du nouveau seigneur. En 1671, il était devenu propriétaire du moulin banal de Hoyoux, qu'activaient les eaux du ruisseau de même nom. En amont s'étendaient les prairies du domaine seigneurial ; or Marlair obtint de la prévôté de Poilvache une déci­sion interdisant au seigneur d'utiliser les eaux du Hoyoux pour arroser ses prairies ; Jacquier en appela au Parlement de Tournai, juridiction suprême instituée par Louis XIV pour les pays conquis, qui redressa la décision. Cette première querelle entre Marlair et les Jacquier fut suivie d'autres. Se prévalant de sa fonc­tion de lieutenant-prévôt de Poilvache, Marlair s'oc­troyait en matière de chasse la plus grande liberté, jusqu'à venir chasser sur les terres du seigneur de Gesves et même dans sa garenne près du château : affaire de vexer Jacquier. Celui-ci se plaignit directement au gou­verneur français de Namur, M. de Nevelstein, qui lui donna raison (38). Nicolas Jacquier plaida encore contre un certain Jean Thonet, qui se prévalait de sa qualité de « ferron » pour refuser de payer les tailles. Le Parle­ment de Tournai ordonna une enquête d'où résulta que, à cette époque (1694-1694), seuls les Warnant étaient exemptés des tailles « sous prétexte de noblesse» (39).
Une nièce de ce seigneur, Jeanne Cadart, lui tint com­pagnie dans ses dernières années (40) ; le 24 novembre 1697, elle se maria dans l'église de Gesves avec Jean-Henri de Jamblinne. Elle acquit les biens de Hoyoux qui passèrent à ses héritiers, notamment Jean-Joseph-Florent de Cadar, fils de Norbert, qui résidait à Jannée en 1768 (41).
Nicolas Jacquier mourut en 1700, laissant un testament par lequel il instituait héritier son frère Laurent, seigneur de Rosée, qui releva la terre et baronnie de Gesves le 8 octobre 1700. Laurent ne fit que passer et,  en 1704, disposa de la seigneurie en faveur de son fils Pierre, époux de Jeanne-Marguerite Godart (42). En même temps, il grevait Gesves de fidei-commis ou de substitution jusqu'à la troisième génération, comme le permettaient les coutumes de ce temps. Ce nouveau seigneur rehaussa quelque peu le train de vie qu'on menait au château. Il se réserva trois écuries et logea son fermier dans la basse-cour, ne lui laissant au château qu'une chambre, un grenier et une cave. II orna l'anti­que tour d'Evrard de Bolland, d'un toit « bulbeux », selon la mode du temps, qu'il surmonta d'une girouette aux armes de Jacquier et de Godart. Le temps a épargné ce souvenir du dernier Jacquier qui posséda Gesves.
En prenant possession de la seigneurie, Pierre Jacquier ne manqua pas d'y trouver matière à procès, ni de se heurter à l'inimitié tenace de Hubert Marlair. On sait qu'un des droits essentiels attachés à la seigneurie con­sistait dans le monopole de la bière. Or, en concurrence avec ce privilège, existait de temps immémorial, une franche taverne dans le domaine de Francesse, qui pri­mitivement était féodal. En suite des partages et des aliénations qu'avait subis ce domaine, la taverne appar­tenait en 1700 aux enfants mineurs de Hubert de Scy, dont le tuteur n'était autre que Marlair. Celui-ci, pour ses pupilles, loua la taverne à un certain Joachim Antoi­ne, lequel s'empressa de brasser à Francesse. Le seigneur lui opposa son monopole; Marlair prit fait et cause pour le locataires de ses pupilles et un procès s'amorça. La mort de Nicolas Jacquier arrêta cette procédure, mais n'éteignit pas la rancune de Marlair qui en voulait aux Jacquier de lui avoir retiré l'office de maïeur. Le 14 décembre 1708 dans l'après-midi, un flâneur qui déam­bulait sur la hauteur de Beronsart (43) vit passer le seigneur Pierre Jacquier, venant de Houyoux, accom­pagné de Jean, son jardinier, qui portait sur l'épaule un  filet de pêche. Et voici que quelques instants après, il entend appeler, à cris redoublés : Jean, Jean. Que se passait-il ? Il courut voir, et arrivé à Houte, il trouva le seigneur et Marlair qui discutait violemment. Marlair tenait une fourche, qu'il approcha de Jacquier, en disant : « il n'a tenu qu'à moi de vous la mettre dans le ventre ». Notre homme se hâta d'intervenir et, met­tant la main sur la fourche, dit à Marlair : ce Halte, Monsieur le lieutenant, crainte que la colère ne nous monte ». Et Marlair de répondre, subitement refroidi : « Si j'avais voulu le faire, je l'aurais fait; mais je ne lui veux pas de mal » (44).
Cela finit ainsi, mais l'algarade dut laisser à Jacquier un cuisant souvenir et lui donner quelque dégoût. C'est peu de temps après, en 1711, qu'il rumina le projet de se défaire de Gesves.
Pour cela, il fallait avoir l'occasion d'acquérir une autre terre, en laquelle serait remployé le prix de vente et incorporé le fidei-commis. La seigneurie de Fontaine s'offrit, assez voisine de celle de Rosée qu'occupait la branche aînée des Jacquier. Pierre l'acquit devant la cour féodale d'Agimont, le 27 février 1712. Sans doute, à cette date, connaissait-il un amateur de Gesves.

La seigneurie liégeoise de Wagnée, voisine immédiate de celle de Gesves, après avoir longtemps appartenu à une branche de la maison de Berlo, fut transmise aux descendants de Catherine de Berlo et de son mari Charles de Pottier, lesquels s'appelèrent de Poitiers, orthographe mieux adaptée à leur condition aristocra­tique que le vulgaire Pottier (45). Au début du XVIIIe siècle, Wagnée était tenu par Maximilien-Henri, comte de Poitiers, abbé de Cheminon, chanoine de Saint-Lam­bert et chancelier du Conseil privé de l'archevêque de Cologne (46). La sœur de ce prélat, Françoise-Eléonore (47), s'était unie à un seigneur savoisien, Philibert de Chabo, comte de Saint-Maurice, lui aussi au service de l'archevêque de Cologne comme grand-maréchal de sa Cour, général de ses troupes et gouverneur de Bonn (48).
On comprend dès lors comment les convenances des deux voisins s'accordèrent, le seigneur de Gesves dési­rant faire argent de sa terre et celui de Wagnée souhai­tant que sa sœur vint s'installer à Gesves. La combinai­son fut réalisée en 1712. Jacquier eut la satisfaction de vendre Gesves 80.000 florins, soit 25.000 de plus que l'avait payé son oncle Nicolas. Suivant une gracieuse coutume, les acheteurs promirent dans l'acte de vente, de faire un présent à la ce dame comparante », Jeanne-Marguerite Godart, épouse du vendeur. A cet acte, qu'on signa le 2 avril, c'est le chanoine qui représenta sa sœur et son beau-frère, comme probablement dans les négociations (49).

Cette fois Gesves va changer. Le vieux château va être habité par de grands seigneurs : autre chose que les hobereaux misérables qui terminèrent la lignée d'Evrard de Bolland ; autre chose que le haut fonction­naire qui fut baron de Gesves sans quitter son bureau de Bruxelles; autre chose qu'un industriel comme Nico­las Jacquier. Le comte et la comtesse de Chabo Saint-Maurice étaient, aux termes des actes publics, « haut et puissant seigneur » et « haute et puissante dame ». Bien que ces titres fussent assez prodigués à l'époque, on peut en déduire que les nouveaux maîtres de Gesves appartenaient au meilleur monde et apportaient des habitudes de savoir-vivre et d'élégance qu'on n'y avait guère connues avant eux.
L'antique demeure va donc subir une métamorphose. Et c'est visible dans l'acte même qui en transféra la propriété : « Les acheteurs pourront faire travailler le plus tôt possible à réparer les bâtiments des biens vendus et y faire des changements, tant pour la commodité de la demeure que pour l'embellissement ». On ne tarda guère.
D'abord séparer la ferme du château ; en finir avec cette pratique incommode qui permettait au fermier d'occuper certaines pièces de la demeure seigneuriale. Le comte de Saint-Maurice décida de construire une habitation particulière pour son principal fermier. Pour cela, il fallait réédifier la censé de Coux que, soixante-dix ans auparavant, on avait laissé tomber en ruine. Le 17 octobre 1713, le comte traita avec trois maîtres maçons pour la construction de la maison du censier : ce sera la neuve censé érigée sur l'emplacement de l'ancienne censé de Coux et de l'actuelle ferme d'en-bas. Seule la grange de la basse-cour sera utilisée en commun par le seigneur et son fermier (50).
Pour assainir le château et lui donner quelque agré­ment, il fallait le débarrasser de la ceinture de fossés aux eaux croupissantes qui l'entourait : en 1715, le nouveau seigneur s'occupait du « revêtement » du fossé du château. Le pont-levis n'eut plus d'emploi et l'on entra de plein pied dans la cour d'honneur qui demeura toutefois fermée d'un mur, dont un des angles s'appuyait à la tour d'Evrard de Bolland. Le château lui-même fut modernisé; ses deux ailes en marteau, qu'on perça de nombreuses fenêtres, ne gardèrent que peu de sou­venirs de leur aspect d'autrefois. A l'intérieur, l'aile principale offrit une enfilade d'appartements ouvrant l'un sur l'autre et fermés du côté nord par ce mur exté­rieur « à l'épreuve du canon », que vantaient les an­ciennes descriptions. Bref, la maussade forteresse devint une aimable résidence XVIIP siècle.
La cour d'honneur était prolongée vers le sud par la basse-cour flanquée des écuries et de la grange. De la basse-cour, les véhicules pouvaient pénétrer dans la cour d'honneur par une baie ouverte dans le mur de sépa­ration. Du côté est, longeant le ruisseau, la basse-cour était cantonnée de deux tours carrées, qui subsistent aujourd'hui.

Le comte de Saint-Maurice ne s'offrit pas le luxe d'un parc, tel qu'on en créait alors auprès de quelques demeures seigneuriales. Le terrain qui s'étendait à l'est, entre le quadrilatère bâti et le chemin public, fut enclos et converti en un parterre fleuri, où des allées bordées de corbeilles se coupaient à angle droit. Derrière le château, ainsi que du côté ouest, subsistaient les fossés. Au-delà on planta, suivant la mode du temps, des allées de char­milles encadrant le bâtiment et se prolongeant à travers les prairies. Ces allées, qui avaient huit ans de planta­tion lorsque l'auteur des Délices du Pays de Liège en fit le croquis, restent aujourd'hui le trait caractéristique du parc de Gesves.
A peine installé, dès la première saison de chasse le comte de Saint-Maurice entra en conflit avec l'abbé de  Grandpré. La contestation n'était pas nouvelle; au temps des Verreycken, on l'avait déjà soulevée. C'est que l'abbé prétendait avoir droit de chasse sur Spasse et Borsu, du chef de la seigneurie dont nous avons étudié les origines. Lorsque le Conseil provincial de Namur, saisi du litige, en septembre 1713, l'invita à produire la preuve de son droit, il fut assez embarrassé. L'abbaye, dit-il, a été plusieurs fois pillée, notamment par les soldats lorrains; les archives ne sont plus intactes. 11 produisit des copies et l'acte d'achat de la seigneurie de Spinoit, lequel ne parle pas de Spasse (51). Question obscure, que déjà les Jacquier avaient tenté de résoudre par l'acquisition des droits seigneuriaux de Grandpre, mais vainement. Le comte de Saint-Maurice fut plus heureux. Par acte du 21 mars 1714, il acquit l'antique « seigneurie de Spinoit ou des Convers, jugeant à Spasse et à Francesse » ; et dès lors, Gesves n'eut qu'un seul collège de maïeur et d'échevins devant lequel se réali­sèrent toutes les transactions immobilières. Il en coûta au comte la modique somme de 250 patagons (52).
Philibert de Chabo ne jouit pas longtemps du domaine qu'il s'était hâté d'embellir. Se trouvant à Bonn, il y fit son testament le 5 juillet 1719 et y mourut peu de temps après.
De son mariage avec Françoise-Eléonore de Poitiers, il laissait deux filles : l'aînée Marie-Jeanne-Eléonore, mariée au marquis de Saint-Maurice, chef de sa propre famille; la seconde, Anne-Henriette, qui épousa plus tard le comte de Pertingue de Comtassant.
Or, le testament de Philibert de Chabo instituait sa veuve héritière universelle des biens de toute nature, ne laissant à chacune de ses filles que cinquante mille livres de France à titre de ce légitime » (53). Légalement,  pareille disposition ne pouvait comprendre la seigneurie de Gesves, la coutume de Namur défendant au mari de disposer en faveur de sa femme de fiefs mouvant de la prévôté de Poilvache. C'est sa fille aînée, la marquise de Saint-Maurice, qui devait être dame de Gesves. Toutefois, en l'absence d'une opposition formelle, la comtesse releva, dès le 13 novembre, la baronnie de Gesves devant le prévôt de Poilvache (54). De plus, un octroi des l'empereur Charles VI, du 2 janvier 1725, l'autorisa formellement à en disposer par testament (55).
Dans le château, que son mari lui laissait après l'avoir modernisé, près de so-n frère le chanoine, seigneur de Wagnée, qui était son confident et son appui (56), sou­vent en compagnie de ses petits-enfants, Françoise-Eléonore va passer trente-cinq années paisibles, coupées de séjours à Paris. Autour de la bonne dame, les disputes cessent, les hostilités paraissent désarmées. Plus de pro­cès, ou plus exactement un seul pour la cause que voici :
Ce fut dans les dernières années de la comtesse, en 1750. Son petit-fils, Henri, marquis de Saint-Maurice, capitaine des grenadiers de Chablais, vint passer quelques jours auprès d'elle à Gesves. Voulant donner à ce jeune officier le plaisir de la chasse, elle mit ses gens en cam­pagne. On leva un sanglier dans les bois de Gesves ; on tira sans l'abattre. Or l'animal, plus soucieux de sa con­servation que des lois et règlements, entraîna les chas­seurs à sa poursuite dans le bois des Arches, qui appar­tenait à Sa Majesté l'impératrice Marie-Thérèse, com­tesse de Namur. L'officier de la vénerie impériale protesta et déféra l'affaire au Conseil provincial. Mais la dame de Gesves avait deux bons moyens de défense. D'abord, il était admis qu'un seigneur haut-justicier, ayant levé une bête de chasse dans sa terre, avait le droit  de la poursuivre sur celle d'un autre seigneur. De plus, le seigneur de Gesves pouvait, de par les chartes de Jean de Bohême, chasser dans les bois de la prévôté de Poil-vache, depuis Haillot jusqu'à la Meuse. Cela fut reconnu, et madame de Saint-Maurice eut la paix (57).
Nous ignorons si l'on revit à Gesves, du vivant de sa grand'mère, le jeune marquis de Saint-Maurice, fils de sa fille aînée, qui devint chef de famille par le décès prématuré de ses parents ; mais sa sœur, Anne-Marie-Victoire, vint s'installer auprès de l'aïeule, dont elle charma la vieillesse.
Cette chère petite-fille ! La comtesse dira, dans son testament « la fidèle compagnie qu'elle lui a tenue, ses soins et son attacheront ». On était au milieu du XVIIIe siècle, en un moment où les inégalités sociales s'atténuaient par le progrès de la civilisation, sans que l'on entendit encore gronder les bruits avant-coureurs d'une révolution violente. Dans le salon du château de Gesves, mis à la mode de Paris, devisaient une très vieille dame et une jeune fille, l'aïeule et la chère Anne-Victoire. Parfois le chanoine Maximilien de Poitiers venait de Wagnée se joindre à la conversation (58). La comtesse s'intéressait à l'église, lui fit don d'un plateau d'argent qui est conservé, et c'est un monument de sa piété que la chapelle du Sacré-Cœur, bâtie près de l'an­tique tour barbarenne et du tilleul plusieurs fois cente­naire qui marque la limite du village primitif (59). Les pauvres n'y étaient pas oubliés, dont le curé Colson et le maïeur Marlair fournissait périodiquement la liste comportant une trentaine de « très pauvres » et de « pauvres à demi » (60).

Des années s'écoulèrent ainsi. Madame de Saint-Maurice devenait très caduque ; sa main tremblait bien fort  quand, le 13 juin 1752, elle signa la commission du maïeur. Enfin, il fallut que le doux tête-à-tête, les char­mantes causeries avec Anne-Victoire fussent interrom­pues par la mort.
Le 10 octobre 1754, dans l'après-midi, la comtesse dicta son testament au maïeur Jean-François Marlair de Hoyoux, qu'elle avait convoqué comme notaire. Toutefois, ne pouvant soutenir un effort prolongé, elle le fit revenir le lendemain pour terminer la tâche. Cette fois, on en vint à bout, et l'homme de loi relut le texte à la dame testatrice en présence de deux témoins : Jean Mahieu, maïeur de Wagnée et Philippe Halloy, échevin de Gesves.
L'acte est digne de la noble femme. Voulant être inhumée en l'église de Gesves, vis-à-vis des fonts baptis­maux, elle règle en détail ses funérailles qui 'devront avoir lieu sans faste et « sans armoiries ». Douze flam­beaux de quatre livres y seront employés et ensuite distribués comme suit : un à l'abbaye de Grandpré, deux à l'église de Florée, un à Ohey, un à Assesse, deux à Notre-Dame aux Fonts à Liège, un à Bierwart, les autres devant rester à Gesves. Parmi les prêtres dont elle prévoit l'assistance et qu'elle veut rémunérer, est cité l'abbé Warnant, descendant de la vieille race de pay­sans nobles que nous connaissons; c'est lui qu'elle char­ge, avec le vicaire, de dire quotidiennement la messe pour le repos de son âme pendant l'année de sa mort. Le curé devra en dire une par semaine pendant deux ans. En outre, deux mille messes devront être célébrées dans divers couvents pour elle et ses parents. Aux pauvres seront distribués vingt-cinq écus en monnaie et dix muids d'épeautre. Pour ceux qui assisteront à ses obsè­ques, la comtesse donne cinq muids d'épeautre et deux de seigle à convertir en pains. On donnera quittance aux veuves et aux orphelins de la terre de Gesves de tous arriérés des cens et rentes. Ses domestiques auront leurs gages entiers de l'année, plus six mois. Le linge de corps sera donné aux femmes de chambre. Le rece­veur, Pierre Meunier, aura cinq cents livres de France, le mobilier d'une chambre et un bureau. Margotton la cuisinière recevra trois cents livres.
Et voici pour la famille : à la chère petite-fille Anne-Victoire 12.625 livres sur la ville de Turin et deux mille écus sur les Etats de Liège, au comte de Pertingue, fils de sa seconde fille, 12.000 livres (61) ; quelques legs moins importants à divers parents.
La seigneurie de Gesves appartiendra au marquis de Saint-Maurice, en fidei-commis mais avec faculté d'y substituer d'autres biens d'égale valeur. Seulement, si le marquis veut vendre Gesves, il devra donner la pré­férence à sa sœur Anne-Victoire pour le prix qui fut versé au sieur Jacquier, sans tenir compte des amé­liorations et constructions faites depuis.
La fortune mobilière est léguée à Anne-Victoire, exception faite des argenteries qui se trouvent à Paris et de deux grandes cuvelles d'argent aux armes de Bavière, données à la comtesse par S. A. S. Joseph-Clément, électeur de Cologne, pour être transmises en fidei-commis à l'aîné de la famille; elles doivent appar­tenir au marquis. La comtesse partage entre le frère et la sœur les autres argenteries, dont la liste est impo­sante (62).
Enfin, elle institue les obits anniversaires à célébrer à Gesves pour elle et son mari, et donne à son frère Maxi-milien-Jérôme de Poitiers, chanoine de Saint-Lambert, l'écritoire d'argent qu'elle tient de son mari. C'est ce frère qu'elle nomme son exécuteur testamentaire avec le marquis de Cordon, colonel du Régiment de Cha-blais où servait son petit-fils.
La noble testatrice conclut en demandant « que ses petits-enfants, auxquels elle laisse sa bénédiction, vivent en paix; que le seigneur marquis de Saint-Maurice, son petit-fils, et la dame son épouse (63), auxquels la dite dame donne ses adieux, prennent soin de Melle Anne-Victoire-Marie leur sœur ».
Quelques jours après avoir rédigé ce testament, le 19 octobre, madame de Saint-Maurice s'éteignit. Selon sa volonté, on recouvrit sa sépulture d'une « simple tombe en marbre avec épitaphe ».
La vieille église où gisait dans le chœur sa dépouille a été démolie et remplacée, en 1845, par l'église actuelle. La pierre tombale est conservée, mais encastrée dans le parement extérieur du mur, côté nord. On y lit, sous les deux blasons accolés, de Chabo Saint-Maurice et de Poitiers, sommés d'une couronne à cinq fleurons, l'épi-taphe suivante : Ycy repose le corps de haute et puis­sante dame Madame Francoise-Eléonore née comtesse de Poictiers, veuve de feu Messire Philibert de Chabo comte de Saint Maurice, décédée dans sa terre de Gesves le 19 octobre 1754, âgée de 81 ans. Requiescat in pace. Amen.
Henri-Joseph, marquis de Saint-Maurice, releva la seigneurie de Gesves, le 12 mars 1755. Mais, attaché à ses devoirs d'officier, résidant à Chambéry, ayant en Savoie ses biens et ses traditions, il la céda, dès le 12 avril, à sa sœur pour le prix autrefois payé par ses grands-parents à Pierre Jacquier. C'était conforme au désir de la vieille comtesse ; mais plusieurs difficultés allaient surgir.
Pour réaliser l'opération, Anne-Victoire devait finan­cer 80.000 florins ou 171.488 livres de France; or l'argent lui manquait. Par la vente du titre de deux mille écus sur les Etats de Liège, qu'elle tenait de sa grand'mère, par divers emprunts qu'elle se hâta de contracter (64), et compte tenu de sa légitime, elle se libéra de la plus grande partie du prix. Restait cependant à fournir 72.000 livres. Pour couvrir ce manquant, elle compta tout d'abord sur une succession échue à la famille de Poitiers en Champagne, mais pour laquelle il y avait procès; il apparut bientôt que cet héritage risquait de « tourner en fumée » (65).
D'autre part, le marquis de Saint-Maurice, fort en­detté, avait employé l'argent versé par sa sœur à des règlements urgents, laissant en souffrance le fidei-com-mis qu'il était tenu de constituer. Gesves restait donc grevé de substitution et la propriétaire ne pouvait en disposer en hypothèque. Un des prêteurs auxquels avait recouru Anne-Victoire s'en avisa ; c'était Michel Ray­mond, maître fondeur et batteur de cuivre; par une lettre assez dure, il exigea pour son prêt une autre garantie.
Aux prises avec ces difficultés, Anne-Victoire trouva un auxiliaire dévoué en la personne du maïeur de Gesves, Jean-François Marlair de Hoyoux, neveu de l'incommode Hubert Marlair; il alla jusqu'à offrir sa caution personnelle pour éviter une saisie-arrêt sur les revenus de la seigneurie. Enfin, après une longue pro­cédure et sur avis conforme de quantité de parents, l'annulation du fidei-commis fut obtenu par décret impérial du 4 février 1758 (66) ; Anne-Victoire eut la paix avec ses créanciers et put s'acquitter du solde dû à son frère, ce qu'elle fit, n'ayant pas de disponible, par constitution de rentes hypothécaires (67).
Dans l'entretemps, Mademoiselle de Saint-Maurice avait épousé un gentilhomme, anglais, Richard Plaistown (68). Celui-ci constata bientôt que la position financière de sa femme était critique. Raymond lui adressait des lettres menaçantes. Le baron de Goër de Hervé, autre créancier, chargeait le banquier Olislagers de réclamer en justice le remboursement d'un prêt de 2.000 florins. Une saisie-arrêt s'abattit sur le château et la terre de Gesves, mais fut levée au bout de quelques jours (69). Avec le sens pratique des gens de sa nation, Plaistown reconnut que la seule solution raisonnable était de renoncer à la possession de Gesves. Une fois encore, la seigneurie fut mise en vente.

 

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General update: 19-01-2012 07:54
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