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Hommes allodiaux et de lignage : tels étaient, désignés par leurs caractères principaux, les gens qui constituaient, au Moyen-Age, la classe moyenne de la popula­tion, en-dessous du seigneur et au-dessus de la masse des manants.
Mais au XVIe siècle, l'alleu avait, pour ainsi dire, disparu. Toutes les terres relevaient de la cour seigneuriale ; presque toutes étaient grevées de charges pécuniaires. La notion même d'alleu était tombée en désuétude.


Hommes allodiaux et de lignage : tels étaient, désignés par leurs caractères principaux, les gens qui constituaient, au Moyen-Age, la classe moyenne de la popula­tion, en-dessous du seigneur et au-dessus de la masse des manants.
Mais au XVIe siècle, l'alleu avait, pour ainsi dire, disparu. Toutes les terres relevaient de la cour seigneuriale ; presque toutes étaient grevées de charges pécuniaires. La notion même d'alleu était tombée en désuétude.
Par contre, il y avait encore des gens de lignage, et leurs privilèges étaient maintenus. Toutefois, leur nombre diminuait à mesure qu'on s'éloignait du temps de la chevalerie. Les comptes tenus par Jean Anseau, de 1561 à 1574, désignent nominativement ceux d'entre'les manants de Gesves qui possédaient cette qualité. Nous en comptons neuf en 1561 : Pierre de Borsu (1), Winand de Maillen, Jean de Morimont, Jean Gilson (2), Fiera-bras de Crupet, Gilson Lebrun (3), Antoine de Spasse (4), Antoine de Warnant et sa mère, veuve de Gérard de Warnant. On remarquera que ne se rencontrent point parmi ces personnages les descendants du chevalier Warnier du Cellier, dont il est maintes fois question dans la première partie de cette étude; c'est qu'ils avaient dépassé le septième degré de lignage.
Dans la seconde série de comptes, qui s'étend de 1589 à 1611, la qualité d'homme de lignage se déduit du fait que, à l'échéance du nouvel an, certains ne paient qu'un denier tournois appelé gigot, redevance contractuelle, et non la taille servile.
L'ouverture de cette deuxième série coïncide avec un fait intéressant. En 1589, le Gouvernement des Pays-Bas, considérant les abus auxquels pouvaient prêter les privilège de lignage au détriment des finances publiques, ouvrit une enquête pour vérifier le droit de ceux qui les réclamaient. Cette mesure, inspirée par une intention restrictive, eut pour résultat de donner l'essor à quantité de prétentions nouvelles. Peu de gens possédaient en­core des généalogies établissant leur descendance « de chevalier et de dame » endéans la septième génération ; mais beaucoup se connaissaient des parents auxquels le privilège était reconnu du chef d'une lignée d'aïeux qui leur était commune. Et les requêtes affluent (5).
C'est le 19 octobre que Maître Jean de Paradis, substi­tut du Procureur général près le Conseil provincial de Namur, fut chargé de l'enquête; il l'annonça immédiate­ment par voie d'affiches, et se mit à l'œuvre le 27 novem­bre. Or, du 15 décembre 1589 au 26 mars 1590, nous voyons quatorze habitants de Gesves venir exposer leurs titres. C'étaient Antoine, Adrien et Jean Le Burton, Lambert de Borsu, Pierre Jaspar, Mathieu Delhaize, Jean de Stru, Mathieu de Houte, Louis Dawan, Erard et Jacques de Warnant, François de Houte, François de Ronvaux dit de Caverenne et Maximin de Tirteau. Parmi eux, les uns, tels les Warnant, jouissaient d'ores et déjà des exemptions attachées à la qualité de lignage ; les autres les revendiquaient. Nous constatons par les comptes que les réclamants s'abstinrent, en bonne logi­que, de payer les tailles dont ils se prétendaient exempts.I
Ainsi firent, le Ier janvier 1590, Louis Dawan, Antoine le Burton et François de Caverenne; le Pr octobre suivant, Adrien Le Burton et Lambert de Borsu ; le 1er janvier 1591, François de Honte, Lambert de Borsu, Mathieu de Houte. A la Saint-Rémi suivante, les mêmes refusèrent paiement, bien qu'ils fussent inscrits sur la liste des redevables. La résistance se manifesta encore le 1er janvier 1592. La plupart de ceux qui avaient comparu à l'enquête et d'autres, qui avaient tardé mais ne renon­çaient pas à faire valoir leurs droits, firent le paiement caractéristique d'un gigot, mais refusèrent le setier d'a­voine et la poule qui incombaient au commun des manants. Quelques-uns, parmi les réclamants, s'abstin­rent de tout paiement.
Au demeurant, on ignore les conclusions de l'enquête de 1589. Devant l'avalanche des réclamations --on en compte cent dix-sept pour la seule prévôté de Poilvache
- le substitut De Paradis, dans sa correspondance, s'efforce de rassurer le Gouvernement, en lui faisant remarquer que beaucoup de ces lignagers exerçaient des professions dérogeantes. Or, la dérogeance s'appliquait au droit de lignage comme à la noblesse ; et le commis­saire-enquêteur en concluait que la plupart des préten­tions seraient écartées.
A Gesves, la grève d'une partie des taillables, fondée sur le privilège de lignage, se prolongea durant plusieurs années. Chez quelques-uns la résistance mollit assez vite. D'autres, comme Lambert de Borsu et les Le Burton, Jean de Caverenne, Pierre de Godinne, les Warnant ne consentirent jamais à payer.
Le privilège subsista dans le cours du XVIIe siècle, bien que le nombre de bénéficiaires diminuât. En 1635, ils n'étaient plus que quatre : Antoine de Warnant, Adrien et Jean Le Burton, Godefroid de Vervy. En 1647, une liste des taillables, soigneusement dressée, ne porte que deux noms d'exempts : Godefroid de Vervy et Antoine de Warnant (6). A cette époque, le privilège charges pécuniaires que du profit des biens communaux. Seuls ils pouvaient mener paître des moutons sur les terres communales, à raison de cent têtes par charrue.
Dans la liste des taillables, ils sont cités à part, ce qui permet de les dénombrer : quinze à vingt dans la se­conde moitié du XVIe siècle; quinze en 1632. Mais au milieu du XVIIe siècle, par suite des ruines et du morcel­lement de plusieurs propriétés, leur nombre tombe à neuf, pour se relever quelque peu ensuite, mais sans plus dépasser dix à douze.
Les comptes les plus modernes les qualifient cerisiers. Tels les fermiers du château, des censés de Pierre, de Maucrau et de Borsu ; trois fermiers à Spasse, enfin les Warnant et les Hoyoux, propriétaires exploitant leurs biens. Le meunier de Hoyoux et le tenancier de !a franche taverne leur étaient assimilés.
Cette classe, dont on trouve l'équivalent dans la yeomanry anglaise, comptait des familles dont le passé remontait aux origines du village, comme on l'a vu dans la première partie de cette étude. D'autres appa­rurent au début du XVIe siècle. Greffées sur les pre­mières ou installées à leur place, elles traverseront plusieurs siècles, enracinées sur leurs petits domaines, tandis que les dynasties seigneuriales ne feront que passer.

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Les délie Fosse procédaient en ligne masculine du chevalier Warnier du Cellier. Uue partie de leurs biens fut incorporée, au cours du XIVe siècle, dans le domaine seigneurial; l'importance du restant ressort du fait que la censé de Pierre, qui comptait plus de 80 bonniers, joignait, en grande partie, les «biens délie Fosse » dis­séminés dans toute la campagne. Nous les rencontrons notamment au «. chemin de Sorée à Namur », au « pré de fagne », au ce fonds St-Pirvaux », au « chemin qui va de Francesse au moulin de Wagnée », au chemin de Houlin, au nord du bois del Hez, bref dans toute l'étendue qui fut, au début du Moyen-Age, soumise à la culture.
A l'époque où fut rédigé l'obituaire paroissial (1559), les héritages délie Fosse étaient tenus par Antoine-Marto délie Fosse, que l'on trouve inscrit comme la­boureur dans les comptes seigneuriaux de 1561 à 1574. Mais lorsque s'ouvre la seconde série des comptes, en 1589, on constate qu'ils avaient été vendus par Hubert (ils d'Antoine-Marto à Michel de Ronvaux. Hubert délie Kosse n'est recensé que parmi les manouvriers, gens qui cultivaient moins qu'une charrue de labour. Cette vieille race est dès lors déchue; et si la dénomination globale de « biens délie Fosse » s'emploie encore, elle ne s'ap­plique qu'à quelques parcelles sises aux lieux-dits délie fosse, golette, chauhez, fond Saint-Pire-vaux, fond des lannières, al' batte et pougeois. En 1697, Agnès et Anne Delfosse vendirent les douze pièces qui en restaient fi leur sœur Jeanne, veuve d'Englebert de Libois, et cette famille s'éteignit (9).

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La famille de Houtte, autre branche du lignage issu du chevalier Warnier, résista plus longtemps. Le petit domaine qu'elle possédait depuis le XIIIe siècle, comprenant deux charrues de culture et des prairies, soit une cinquantaine de bonniers, était indivis entre deux frères, Noël et Rennéwart, en 1468; Rennewart l'occupait seul en 1477. Après sa mort (1482), en furent propriétaires «les enfants de Houtte» issus des deux frères (10). Le bien était grevé d'une rente créée par Philippe de Juppleu, seigneur de Gesves, au profit du Carmel dé Namur, où sa sœur avait fait profession. Or voici que, au début du XVIe siècle, la rente cessa d'être payée, d'où saisie et procédure de vente forcée qui se termina par un arrangement. Nicolas-Noël, l'un des héritiers, reprit le bien, moyennant engagement de servir la rente (11). Quatre générations lui succédèrent ; une politique familiale maintint, durant cent trente ans, le bien tout entier entre les mains de l'aîné de chaque génération, suivant usage assez fréquent. Nicolas-Noël y installa son fils Mathieu, quand celui-ci se maria. Après Mathieu ( + 1567), son fils aîné Nicolas tint l'ensemble thi charruage, bien qu'il dut en partager la propriété ;ivcc son frère. A la génération suivante, François, aîné de la famille, exploite encore l'ensemble des terres, malgré un nouveau morcellement du droit de propriété. Knfin Nicolas succède à son père en 1601 et conserve l'entière possession du bien patrimonial. Lors de la « Visitation » de 1602, il le tenait « tant en propriété que par louage ».
Mais l'effort conservatoire ne put aller plus loin ; l'esprit de tradition, contrecarré par le principe du par­tage égalitaire, dut céder finalement.
D'abord partagé en deux moitiés, le bien subit de nouveaux fractionnements au cours du XVIIe siècle. La part de la branche cadette, subdivisée puis regroupée, fut vendue, en 1627, au propriétaire voisin, Maximilien de Hoyoux. Celle de la branche aînée forma plus tard deux petites exploitations de dix à douze bonniers (12). Le manoir fut vendu, vers 1660-, à Maximilien de Fioyoux, lieutenant-prévôt de Poilvache, qui le ré­édifia (13).
De la famille de Houte, plusieurs branches s'éteigni­rent: une seule s'est perpétuée, sous le nom de Houtart qui fut d'abord un sobriquet (14). Transportée dans l'Entre-Sambre-et-Meuse, puis à Jumet, elle se releva par l'industrie.

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La troisième famille qui mérite une monographie est celle de Hoyoux (15). Sa spécialité fut l'opposition aux seigneurs, même la rivalité avec eux-. Pourtant son ori­gine était humble ; nul chevalier n'apparaissait dans ses lignes ascendantes. Cette famille, qui exerçait de père en fils la profession de charron et, pour cette cause, se surnomma Le Charlier, habitait sur le terne de mont, c'est-à-dire sur la hauteur qui domine la fontaine et l'an­cienne brasserie communale. Cette résidence lui valut un second surnom, savoir : du Mont. Au début du XVIe siècle, un de ses membres, Pierre du Mont, s'éta­blit à Hoyoul, succédant, on ne sait pourquoi, aux descendants de Pasquet délie Fosse (16). D'où un troisième surnom : de Hoyoux.
Dès 1526, Pierre de Hoyoux entrait en conflit avec Jean de Berlaymont, s'étant permis de lâcher sur les communaux une grande quantité de porcs, sans souci de la répartition faite par l'autorité entre les habitants. Après avoir beaucoup contesté, il dût subir la confisca­tion de ces animaux (17). Ce Pierre, qu'on trouve parmi les échevins, de 1545 à 1551, eut pour successeur Philip­pe, maïeur de Gesves de 1541 à 1578, sauf une courte interruption. Puis vint Michel, maïeur de 1585 à 1595.-A la même époque, Maximin de Hoyoux était forestier et l'opinion publique lui reprochait de favoriser les rapines que se permettait son père le charron dans les bois communaux.
La puissance de cette famille ne fit que croître dans les premières années du XVIIe siècle. De 1591 à 1627, Maximilien de Hoyoux fut maïeur et Michel de Hoyoux cchevin. A partir de 1620, un troisième membre de la famille fait partie de la cour échevinale. Fort de la puis­sance qu'il avait acquise en un temps où les Marneffe déclinaient, le chef de la dynastie, Maximilien (18), ambitionna l'alliance d'une famille noble. Et de fait, il obtint la main d'Hélène de Vervoz, issue d'un lignage chevaleresque allié aux meilleures maisons liégeoises, l'-lle était fille de This de Vervoz dit d'Ama, voué de Ubois, et de Jeanne de Hoensbrouck.
Du coup, l'orgueil des Hoyoux ne connut plus de bornes ; et l'envie leur prit de manifester leur impor-lance en toute occasion, à l'église notamment. Dans le temps que la douairière, Jeanne de Dongelberghe, habi-lait modestement la censé de Pierre, elle avait, pour son usage, fait dresser une forme ou stalle devant l'autel de Notre-Dame en la nef. Le maïeur ne s'avisa-t-il pas de venir se camper devant elle, avec son frère, ses deux oncles et son beau-frère Bozeret, interceptant la vue de l'autel à la vieille dame ? Et cela ne lui suffit pas en­core : bientôt il réclama du curé une place dans le chœur. On put la lui donner tant que le ménage du seigneur ne fut pas encombrant ; mais en 1627, René de Mo'Zet voulut des places pour ses enfants ; d'où conflit (1.9). L'orgueil des Hoyoux ne céda pas sans compensa-lion : en 1633, le chapitre Saint-Pierre de Liège, proprié-laire de l'église, autorisa Maximilien à faire annexer une chapelle à là nef pour s'y placer avec sa famille (20).
René de Mozet, d'ailleurs aigri par sa détresse finan­cière, s'exaspérait de pareilles prétentions. L'orage éclata aux plaids généraux d'octobre 1627. Selon l'usage,  la cour échevinale présidée par Hoyoux se tenait dans la chambre de la franche taverne, quand on vit entrer le seigneur, armé d'une carabine et furibond. Il se mit à invectiver contre le maïeur, lui reprochant d'avoir obtenu la main de sa femme — c'était le point sensible - en la trompant sur sa propre qualité, en s'affublant d'habits de satin et de parements d'argent qu'il n'avait pas droit de porter. Il ajouta que les biens de Hoyoux devaient plus qu'ils ne valaient — n'était-ce pas le cas, hélas, de la seigneurie elle-même ? — et finalement l'accusa d'avoir volé la succession du précédent seigneur dont il avait eu la gestion. Après cette explosion verbale vinrent les voies de fait. Mozet poussa le maïeur hors de la chambre vers la cuisine, lui donna en pleine figure un coup de crosse de sa carabine que l'autre sut heureu­sement parer, puis le saisit par la barbe et la fraise qu'il portait au cou. Alors les assistants intervinrent, et Hoyoux en fut quitte pour une partie de sa barbe et pour sa fraise.
La famille de Houyoux n'en continua pas moins sa marche ascendante. En cette même année 1627, Maxi-milien acquit la moitié des biens de Houte : le char-ruage de Hoyoux posséda dès lors une contenance de 80 bonniers. Quelques années plus tard (1638) il devint lieutenant-prévôt de Poilvache, fonction qui le mettait en rapport avec les seigneurs de la région. Comme tel, il refusait de payer les charges roturières. Après la mort de Nicolas de Houte et de sa veuve, il acquit le manoir où, depuis quatre siècles, les Houte se succédaient de père en fils ; vieille demeure bien délabrée, que Philippe de Hoyoux, fils aîné de Maximilien, fit reconstruire en 1672. Dès lors, la maison de Houte prit l'aspect d'un petit château, qu'elle a conservé jusqu'à nos jours sous ses différents propriétaires (21).
Les successeurs de Maximilien restèrent, durant deux générations, activement mêlés aux affaires de Gesves. Son fils Philippe fut greffier de la cour échevinale et lieutenant-prévôt de Poilvache (22), François, son petit-fils, greffier et receveur de la seigneurie. Vaniteux com­me ses pères, il exigeait encore en 1732 un banc spécial à l'église. Puis le déclin arriva. A la fin du XVIIIe siècle survivaient, de cette famille, Nicolas et Anne-Gérardine, fils et fille du greffier François, vieux et endettés. Menacés de saisie par leur créancier Hubert Marlair, ils lui firent donation de leurs biens sous réserve d'usufruit. Dans cette cession était compris ce leur droit d'un prie-Dieu particulier en l'église de ce lieu, en place où il est », dernière épave de l'ancien prestige et de l'ambition des Hoyoux (23). Cette donation fut annulée; mais peu après la maison de Houte et quel­ques terres furent vendues à Marie-Thérèse de Moreau, veuve Dufaure, dont le fils, dit chevalier Dufaure de Vercourt, vécut à Houte jusqu'en 1866. Quant à l'im­portant charruage de Hoyoux, il était, depuis long­temps, passé en d'autres mains (24).
Sur le territoire de Spasse-Borsu, le plus grand pro­priétaire était, comme on sait, l'abbé de Grandpré, seigneur de ce lieu. Il possédait l'ancienne grange de Borsu, avec 112 bonniers et la plus importante ferme de Spasse, qui comptait 67 bonniers (25); Ces grandes exploitations étaient louées à des fermiers. En 1590 le locataire de la grange de Borsu était un homme de lignage, François de Ronvaux dit de Caverenne. Celui-ci, lorsqu'il comparut à l'enquête dont nous avons parlé, soucieux d'esquiver le reproche de dérogeance, déclara ce demeurer au Heu de Borsu, où il fait labourer ». On. saisit la nuance ; et de fait, les comptes portent ce Cave-renne parmi les exempts de la taille (26).
Région de grande culture, le hameau de Spasse grou­pa, de tout temps, de notables laboureurs. Parmi eux figurent les Jamagne, signalés dans notre première partie.
Les biens de cette famille appartenaient, au début du XVIe siècle, à deux frères, Jean et Lambert, surnommés délie Fosse. La part de Lambert échut à sa fille Antoi­nette, femme de Martin de botsu, ensuite à Lambert de Borsu (+1596), fils du précédent (27). La part de Jean sortit de la famille et passa en différentes mains de 1522 à 1585, notamment en celles de Jean de Morimont, dont elle garda le nom : charruage de Morimont (28). En 1585 l'abbaye de Grandpré l'acquit et l'arrenta à Lam­bert de Borsu ci-dessus nommé, qui se trouva ainsi en possession de toute la propriété des Jamagne (29), dont il descendait par son aïeule. A celui-ci succéda son gendre, François de Houte le jeune (30), qui tenait les biens lors de la Visitation de 1602. Mais à la génération suivante fut interrompue la dévolution héréditaire.
Gilles de Houte, fils de François, mourut prématuré­ment, laissant des enfants en bas âge : cette circonstance malheureuse entraîna l'aliénation des biens, qui connu­rent depuis lors divers propriétaires (31).
La ferme qui conserva longtemps le nom de Bonnant, nom du mari de Jeanne de Gesves qui l'avait reçue en dot (32), était sise à Spasse, à une courte distance de la route d'Ohey, vers le nord. Après les Bonnant, qui la cédèrent vers le milieu du XVe siècle, elle appartint à Jean-Rigaud de Jamagne (1482) (33), à Jean de Gosnes (1497) (34) et à une famille dite de Frisée, qui la possé­dait dès le milieu du XVIe siècle et la tenait encore, par ses héritiers les -Rochette et les De Scy à la fin du XVIIe (35).
L'étendue de ces deux cultures, qui varia par suite d'acquisitions et d'aliénations, était d'une cinquantaine de bonniers.

* *   *

A quelque distance du centre de Spasse, vers Gesves, s'élevaient les bâtiments du « grand charruage de Spas­se », propriété seigneuriale (36). A la fin du XV6 siècle, ce domaine fut cédé, à charge de rente, à Antoine de Crupet (37). Celui-ci ayant été tué dans une rixe (1522), Jean de Berlaymont remit la ferme en accense à ses enfants : Jean dit Fierabras et Adrienne, représentés par leur aïeul maternel Jean de Francesse (38). En 1532, une convention intervint entre le frère et la sœur, sui­vant laquelle les biens de Spasse furent attribués à cette dernière et à son mari, honorable homme Gérard de Warnant. Par cet acte fut introduite à Gesves une famille qui, parmi diverses vicissitudes, s'y est perpétuée jusqu'à nos jours.
Gérard de Warnant était le quatrième fils d'Arnoul, voué de Libois (39), issu en ligne directe de la maison de Warnant et de Moha au pays de Liège, ainsi que ses fils l'affirmèrent pour établir leur conditions de lignage, sur le témoignage de Jean de Warnant, seigneur de la Neuville et de Gosnes, Jean de Warnant, seigneur de Fily, et This de Vervoz d'Ama, voué de Libois.
Gérard s'installa dans le grand charruage de Spasse. Lorsque s'ouvre la première série des comptes de la seigneurie, nous y trouvons sa veuve et son fils aîné, Antoine, exempts des tailles comme il convenait à leur condition. En 1570, ce sont les deux cadets, Erard et Henri, qui résident à Spasse, tandis que l'aîné, Antoine, est fixé à Francesse avec son oncle Fierabras de Crupet, dont il sera l'héritier. C'est Erard qui continua la famille à Spasse; on l'y trouve de 1589 à 1598 et après lui, sa veuve, Ailide le Damseau. Son fils et successeur, An­toine de Warnant, tint les biens de Spasse de 1606 à 1648 (40). De son temps, un mandement de Philippe III, roi d'Espagne, fait mention de la ce censé de Warnant, escuyer à Spasse ».

Un second Antoine, fils du précédent, fut à Gesves le dernier représentant de la noblesse paysanne. Exem­plaire attardé jusqu'à l'orée du XVIIIe siècle d'une classe qui avait ses racines dans les institutions du Moyen-Age, il maintint ses privilèges et arbora les in­signes de sa dignité. Il refusait de payer les tailles ; comme maire et échevin, il scellait d'un écu au lion, blason adopté par plusieurs branches de la maison de Warnant (41) ; il signait tout au long : Antoine de War­nant, à une époque où les gens de sa condition renon­çaient à la particule nobiliaire. Mais, avec cela, terrien et laboureur, il possédait, en indivision avec son frère Herman, le grand charruage de Spasse, hérité de quatre générations et agrandi par lui (42). Pendant dix ans il cultiva la principale exploitation du domaine seigneurial et habita le château, que délaissait alors le seigneur. Dans son testament, daté du 17 août 1693 (43), il deman­de d'être inhumé dans l'église paroissiale, privilège des nobles. Mais s'il attribue à ses deux fils, Jean et Louis, un préciput, c'est en faveur de leur profession de labo.u-reus : ils auront chacun, hors part, trois chevaux, deux bœufs et deux vaches. Antoine mourut en 1696 ; quand on le déposa sous le pavement de l'église de Gesves, c'est une caste qui disparut avec lui.
Sa postérité survécut toutefois et posséda le grand charruage de Spasse jusqu'à la fin du XVIIIe siècle. Elle s'éteignit en la personne d'un prêtre, tandis que des col­latéraux issus d'Herman de Warnant, frère d'Antoine, faisaient souche à Gesves, où actuellement encore six Warnant sont inscrits sur les listes électorales.
La terre de Francesse a son histoire particulière, liée à celle d'une famille de même nom. On trouvera, dans le tableau ci-contre, les premières générations de cette famille et sa division en deux branches issues de deux frères : Philippe de Francesse, maire de Gesves en 1462-1468, et Warnier. Les descendants du premier n'eurent que la moindre part des biens de Francesse, étant pouf-vus ailleurs, notamment à Sorée et Havelange (44). C'est la branche issue de Warnier qui resta attachée à la terre dont elle portait le nom.
Jean, son fils, la divisa en deux parts attribuées à ses deux filles, dont l'une fut mariée avec Antoine de Crupet, et l'autre, Marguerite, vécut sur son bien de Francesse jusqu'en 1566.
Les deux enfants d'Antoine de Crupet, dont nous avons déjà parlé à propos des terres de Spasse, recueil­lirent tout le domaine de Francesse, dont à nouveau ils firent deux parts. Jean dit Fierabras de Crupet pos­séda l'une, avec la franche taverne qui était attachée au domaine. L'autre part, avec le manoir, fut occupée par Antoine de Warnant, fils aîné d'Adrienne de Crupet. Ceiui-ci réunit les deux parts lorsque son oncle, Fiera­bras de Crupet, fut décédé sans enfants (1575).
Suivant les traditions de sa famille, Antoine de War­nant fut militaire. Il était au service de S. M. catholi­que, lorsque séjournant à Francesse, lui et sa femme Jeanne de Pontier dictèrent leur testament le 7 août 1577 (45). Leur intention était d'être inhumés dans l'église paroissiale de Gesves. Quant à leurs biens, ils renouvelèrent au profit de leurs deux fils, Nicolas et Jacques, la division en deux parts, ne laissant à leurs trois filles, Anne, Agnès et Marguerite, que des rentes et quelques terres sises à Spasse. Une clause stipulait que, en cas de décès sans enfants de l'un des héritiers, sa part retournerait aux autres, c'est-à-dire d'un fils à  l'autre et d'une fille aux autres filles. Or Nicolas de Warnant, fils aîné d'Antoine et militaire comme lui, ne survécut pas à son père et ne laissa point d'enfants. Jacques eut donc tout le bien de Francesse. Marié avec Catherine Fabri de Horion, il mourut sans enfants en 1605, laissant ses biens à ses deux sœurs (46) : Anne, épouse de Jean du Saultoir, maire de Scïayn, et Margue­rite, femme de Philippe du Rieu, maître de la poste de Vivier-l'Agneau (47). C'est cette dernière qui occupa Francesse, où nous la trouvons en 1621, remariée avec un homme d'armes nommé Godefroid de Vervy. Celui-ci, pour donner un aspect féodal à sa propriété y fit construire une tour (48).
Cependant Vervy n'était pas le maître incontesté du bien, car des droits sur Francesse appartenaient à Jac­ques de Tamison, prévôt de Poilvache, cessionnaire  d'Anne de Warnant (49). Ces droits furent définitivement réglés par deux partages signés en 1645 pour les terres et en 1648 pour les bâtiments. Les deux conventions furent conclues, non pas avec Godefroid de Vervy, qui n'avait d'autres droits que ceux de sa femme, mais avec les enfants du premier mariage de celle-ci : Jacques, Guillaume et Catherine du Rieu, épouse de Josse de Thier (50). Ce dernier, ayant acquis la part attribuée à Tamison, posséda la plus grande partie de Francesse Au cours du XVIIIe siècle les deux branches furent représentées, d'abord par Jacques du Rieu et Josse-Charles de Thier; ensuite par Charles du Rieu et Lau­rent Malisoux, héritier des De Thier. L'ensemble du charruage était exploité par un fermier. Les descendants de Laurent Malisoux regroupèrent les terres de Fran­cesse et conservèrent jusqu'en 1930 cette propriété, qu'ils tenaient d'une si longue suite de générations.

Complétons ce groupe de notables par les Jacques dits Galliot, qui apparaissent à la fin du XVIe siècle.
Le nom patronymique Jacques est inscrit sur la liste des laboureurs dès l'année 1561, où Jean Jacques occu­pait « le charruage de son père sur le bon-bonnier ». Ce lieu-dit, appelé parfois; simplement le bonnier, cor­respond au plateau situé à l'Ouest de l'église, où s'élevèrent les premières habitations du village. A cet endroit, point de place pour une culture étendue; aussi les Jacques sont-ils parfois relégués dans la liste des manouvriers (petits cultivateurs). Mais ils s'agrandirent; en 1589, Jean Jacques occupe « la maison et héritage par lui reprise du seigneur de Gesves au lieu dit Mal-cra ». C'était la ferme de Maucra (51). qui devint le siège d'une exploitation importante. En même temps la famille entrait dans l'échevinat. Lors de la Visitation de 1602, Jean Jacques fut recensé pour une charrue de labour et des prairies valant cinq charretées de foin.
Vers cette époque, ce même Jean adopta le surnom de Galliot (batelier) (52). .que ses descendants substi­tuèrent au nom primitif, celui-ci étant conservé par une branche de la famille qui subsiste à Gesves.
Jean Galliot eut quatre enfants : Jean-Jacques, qui s'installa à Namur comme hôtelier du Heaume et acquit la bourgeoisie en 1624; Maximilien, qui reprit les biens paternels à Gesves (53) ; Anne et Dieudonnée, mariées avec Gilles de Houte et Adam de Thier.
La branche de Namur eut une certaine notoriété (54). Le fils de Jean-Jacques, Ernest Galliot, fut échevin de la ville et capitaine d'une compagnie bourgeoise, le petit-fils, Pierre-Jacques, officier au service du roi d'Espagne ; l'arrière-petits-fils, Pierre-François, capi­taine dans le régiment d'Arberg, puis receveur général des aides et subsides du duché de Luxembourg, fut anobli en 1750. De la même souche vint François-Joseph Galliot, auteur de l'Histoire générale, ecclésiastique et civile de la Ville et Province de Namur, dont les six volumes parurent de 1788 à 1791. On y trouve, au tome IV, une description de la villa romaine de Gesves (55).

Les biens de Maucrau, que cette famille possédait à Gesves, furent recueillis à la fin du XVIIe siècle par Marie Galliot, fille de Jean-Jacques et veuve de Joos Feron ; ils comptaient alors une soixantaine de bonniers. Au siècle suivant, Charles de Baillet, seigneur de Gesves,' les rattacha à son domaine (56).

 

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